« Je ne craignais plus leurs visites impromptues, jamais plus d’une nuit. Les Hommes du Désert avaient installé leur bivouac sur mon terrain de jeu. L’un d’eux fit chauffer de l’eau et bientôt l’odeur acidulée du carcadé chatouilla ma truffe. Un autre, abrité par trois grandes toiles colorées en guise de paravent, préparait une soupe de fève et de lentilles. Mon flair ne me trompait jamais, il y aurait aussi du poulet fraîchement saigné au dîner. Quelle aubaine, la chasse serait facile cette nuit !
A leur tour, les Humains d’Ailleurs arrivèrent au campement, les premiers aussi frais qu’une appétissante gerboise, les derniers, plus éprouvés par la chaleur et la marche de 17 km dans le sable mou, néanmoins souriants et les poches pleines de cailloux.
Soudain, son breuvage avalé, l’un d’eux agita une clochette cristalline. Les autres décortiquèrent quelques derniers cacahuètes et le suivirent pour s’installer face au couchant, à l’endroit où je m’aplatis régulièrement en quête de proies imprudentes. Qu’importe ! Ma pitance et celle de mes petits étant ce soir assurée, je les observai d’un oeil détaché, l’autre ne perdant pas de vue les poulets maintenant en morceaux, alignés sur une grille près du feu. Les Humains d’Ailleurs reproduisaient dans un bel ensemble les mouvements de Celui à la Clochette, leurs regards tournés vers l’intérieur, silencieux. J’entendis des Mots d’Ailleurs, étrangement familiers dans ce théâtre minéral de formes sculptées par le vent. «Respiration», «humilité», «méditation». Un léger sourire illuminait les visages.
Je n’étais à vrai dire pas le seul curieux. Les Hommes du Désert palabraient d’un ton doux et mélodieux mais n’en perdaient pas une miette. Et une des chamelles, sans doute sensible et plus extravertie que ses congénères, se mit à blatérer, perturbant même les plus concentrés des Humains d’Ailleurs.
Le soleil était couché et le sable déjà frais quand les Humains d’Ailleurs s’assirent sur les tapis, le dos appuyé aux paravents. Chacun avait entre-temps trouvé son coin pour la nuit, à l’abri d’une tente ou à la belle étoile, protégé du vent par une simple toile tendue. Un des Hommes du Désert venait de les appeler.
-«A tâââb’ !
– …
-Tout monde serviiii ?
– Ouiii !
– Boen appétiii !
– Merci beaucoup !
– De rrien bôcou !»
Je ne savais rire comme eux mais me régalais, troquant finement bouchées savoureuses contre flashs aveuglants.
Ce soir-là, une joute s’improvisa entre Poètes d’Ailleurs et du Désert. Ces derniers, Grands Charmeurs assis autour du feu, rythmèrent leur chants en frappant sur bassine, casserole et jerrican, et les Envoûtées d’Ailleurs dansèrent et les entourèrent, les Jaloux mais Beaux Joueurs d’Ailleurs battant la mesure de leurs mains. Puis la lune se leva, posant sur le moindre relief sa sombre clarté ciselée. Certains Humains d’Ailleurs se retirèrent alors dans leur tente, tandis que d’autres observaient les étoiles. Et tandis que l’Infirmière d’Ailleurs finissait de soigner de méchantes ampoules, les Hommes du Désert fumaient et philosophaient malicieusement, «vous avez l’heure, nous avons le temps».
Juste avant l’aube, alors que je m’allongeai, repu, à l’entrée de ma tanière, l’Humain d’Ailleurs à la Clochette sortit de sa tente et fit le tour du campement pour inviter les Endormis à le rejoindre, cette fois face au levant. La séance de yoga terminée, ces Enfin Réveillés se précipitèrent sur le petit déjeuner. Sablés à la figue ou au loukoum, Halawa, …Vache-qui-rit et Nutella, rien de bien goûteux pour mon délicat palais mais qui sembla pourtant les ravir.
Je les laissai à regret lever le camp vers leur prochaine destination en pensant à ces os savoureux mais sans remord à l’idée de retrouver le silence de mon Désert Blanc. De leur côté les Humains d’Ailleurs seraient ravis de montrer à leurs petits les images d’un fenec* gourmand et peu sauvage.
*petit renard du genre Vulpes et de la famille des Canidés. Adapté à la vie dans le désert, il fréquente le Sahara. Il est la plus petite espèce de canidés au monde. »
Gwénolée Lohéac Sarton